Publié le par Richard Hanna
La crise sanitaire actuelle montre que le numérique est un besoin essentiel : au-delà du divertissement, le numérique permet par exemple d’accéder librement à la connaissance humaine (Wikipédia par exemple), de télétravailler, de réaliser des téléconsultations de médecine, de faire école à la maison en restant en lien avec les instituteurs, de prendre des nouvelles de proches et aussi de s’organiser pour agir durant cette crise : recruter de bénévoles pour les hôpitaux, imprimer du matériel de soins, etc.
Le numérique apporte des solutions mais c’est aussi une partie du problème environnemental. Il représente aujourd’hui 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les prévisions amènent à une augmentation de 8% par an (selon le rapport Sobriété Numérique du Shift Project). C'est la fabrication de nos équipements numériques toujours plus nombreux (smartphone, PC, objets connectés) qui concentre la majorité des impacts environnementaux en tenant compte de différents indicateurs (émissions CO2, extraction de matières, consommation d’eau, pollution des sols...). De plus, l’extraction des minerais nécessaires à la fabrication de nos équipements mobilisent notamment 40 000 enfants, réduits à un quasi-esclavage au Congo, selon Amnesty International.
Un grand gaspillage est à l'œuvre surtout dans les pays occidentaux. Une grande partie des équipements qui quittent une entreprise sont fonctionnels. En effet, on ne change pas nos terminaux parce qu’ils ne fonctionnement plus mais parce qu’ils ralentissent. Ils rament parce que les logiciels, sites web ou autres services numériques sont toujours plus gras et toujours plus lents. De plus en plus d'acteurs du numérique s'alarment sur ce phénomène d' « obésiciel », et parlent même de « désenchantement du logiciel ». On compare souvent nos applications à des « usines à gaz », triste parallèle avec l'industrie des énergies fossiles.
Bref, le numérique tel qu'il est aujourd'hui n’est pas soutenable dans un monde aux ressources finies et qui se dégrade à l’échelle humaine.
En France, un écosystème riche travaille sur les sujets « sobriété numérique », « numérique responsable » ou « green IT » : dans le désordre, l'Institut du Numérique Responsable, Greenit.fr, EcoInfo du CNRS, Point de MIR, The Shift Project, la Fing, l’Alliance Green IT... Proches de cet écosystème, d’autres acteurs, designers notamment, travaillent sur les sujets comme l’écoconception ou le low-tech, pour un numérique plus résilient face à la catastrophe climatique, par exemple mes anciens collègues de la Scop Fairness avec qui j'anime le podcast Techologie ou bien Gauthier Roussilhe, qui a publié un Guide de conversion numérique au low tech et avec qui j’ai collaboré sur l’extension Carbonalyser. Sans oublier, ceux qui défendent la neutralité du net, la Quadrature du Net bien sûr.
Tous ces acteurs s'accordent sur deux solutions pour réduire l’impact du numérique. Premièrement, il faut allonger la durée de vie des équipements, notamment des terminaux utilisateurs, avoir une démarche d'achats responsables, privilégier le réemploi. Deuxièmement, il faut réduire la quantité de ressources informatiques nécessaires au fonctionnement d'un service numérique tout en répondant aux besoins des utilisateurs.
Un numérique plus responsable a pour conséquences positives, une réduction des coûts, une meilleure performance et une plus grande pérennité. Un service numérique plus sobre peut être aussi « low tech », c’est à dire des solutions techniques simples, maîtrisées, sobres, bien dimensionnées, maintenues et réparables.
Arrêtons de culpabiliser les usagers (imprécation sur l’usage de Netflix, Youtube ou autre service de vidéo à la demande) ou les salariés (sur leur usage de leurs emails notamment ce qui est souvent inefficace tant l’impact est anecdotique) mais allons au-delà de l’écologie des petits-pas et visons plus large.
Méfions-nous des offres greenwashées promettant un numérique vert ou zéro émission parce que tout simplement les externalités comme l’impact à la production, l’extraction des minerais ou la gestion des déchets, bref la pollution générée ailleurs qu’en France, sont occultées.
Évitons les technologies bullshit ou autre solutionnisme technologique, plus gadget que vraiment utile, qui répondent à une lubie de technophiles mais n'apportant pas véritablement de solution à un problème, et surtout mobilisant une gabegie de ressources. Allons vers des solutions plus simples, comme massifier l’utilisation du... web, libre et ouvert.
Pour éviter des applications natives et propriétaires, privilégions par exemple des solutions comme des Progressive Web Apps, disponible dans n’importe quel navigateur web, et adaptées d’abord pour un usage mobile (mobile-first) quand de nombreux français n’accèdent aujourd’hui au web que via leur téléphone faute d’ordinateur et des conditions dégradées (vieux téléphones, 3G, 2G voire en zone blanche).
Une page web actuelle pèse en moyenne 3 Mo. Diviser par 6 nos émissions carbone selon l'accord de Paris pour limiter nos émissions et rester sous les +2 degrés en 2050, rapporté à une page web, c'est passer de 3 Mo à 500 Ko. C’est dire l’effort à réaliser !
Plaidons pour un numérique plus accessible, en respect du référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA). Aujourd’hui on constate que les services numériques sont inaccessibles même pour les valides. L’« illectronisme », l'illettrisme numérique touche 15% des français.
Favorisons un numérique également plus résilient et émancipateur. Il faudrait cultiver l’indépendance (à des fournisseurs ou à des solutions propriétaires), privilégier l’open source, ouvrir les données (open data), questionner l’éthique (des fournisseurs et des services proposés), préserver le respect de la vie privée (RGPD), et surtout toujours travailler en faveur de l'intérêt général.
Cultivons l’exemplarité pour inspirer et entraîner les prestataires et fournisseurs, par des incitations ou des obligations (achats, conception). Dans cette démarche, souhaitons davantage d’engagements de la part de l’État, avec l’exemple de la mise en œuvre de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire.
Enfin, parce que le numérique est loin d'être neutre, qu'il est donc éminemment politique, questionnons et débattons de l'introduction des technologies et des usages. Acceptons de débattre par exemple sur le déploiement de la 5G : quelles sont les impacts, environnemental, sociétal et politique de son introduction ?
Cette démarche de « sobriété numérique » ou de « numérique responsable » n’est sans doute pas simple à mettre en place mais il faut la mener en bonne intelligence, avec de la pédagogie, de manière itérative et le tout en amélioration continue. Le numérique permet certes d’éviter certaines pollutions mais il est loin d’être exemplaire. Énormément de leviers pour le rendre plus soutenable sont possibles, pour un futur plus souhaitable pour nous… et nos enfants.