Publié le par Richard Hanna
Dernière rue, dernier trottoir, je monte par un sentier étroit et sinueux pour rejoindre mon refuge, la forêt. Je me sens vivant. Peut-être aussi parce que je traverse un champ d’orties, et ça pique.
Papa et maman souhaitaient que je sois ingénieur, pour bien gagner ma vie mais aussi pour donner une bonne image auprès des autres. On ne vit plus pour soi, mais pour les autres. Réussite est synonyme de bonheur. On peut vivre chichement et être très heureux. On s’enferme dans des sentiers balisés au nom de cette sacro-sainte Réussite. Impossible de faire un pas de côté. Papa, maman, je ne vous en veux pas. J’en veux à cette société malade.
En forêt, il vaut mieux rester sur le sentier afin de minimiser les perturbations sur la biodiversité : éviter d’écraser des plantes ou jeunes arbres, déranger les animaux. Tiens, voilà un écureuil roux qui monte à son arbre. Quelle dextérité, quelle grâce ! Dans la forêt, je m’émerveille de tout.
On ne s’émerveille plus de rien dans cette société malade. On s’émerveille peut-être du dernier iPhone et de l’ouverture du dernier centre commercial, symptômes de cette maladie chronique. Mais, s’émerveille-t-on d’une simple balade en forêt ?
Depuis la dernière fois que je suis passé ici, un arbre est tombé sur le sentier. Je me dis que c’est une bonne chose, à la fois pour la biodiversité qui va se nourrir de cet arbre agonisant. Mais aussi pour empêcher les amateurs de quads et de motos sauvage de passer par ici.
Je suis d’accord avec Hélène Grosbois (texte puissant que je vous invite à lire ici) : on ne changera pas le système, il faut changer de système. Je dirais même plus, il faut nuire au système : en évitant de se faire enfermer dans cette marche en avant mortifère. Pour ne pas se faire enfermer, cela commence par faire un pas de côté. Ce pas de côté peut prendre plusieurs formes : acheter moins, penser aux alternatives, militer, sensibiliser, et surtout travailler moins (ne plus travailler si ton domaine est destructeur du vivant), aller au-devant des gens qui sont éloignés de ces sujets hautement politiques…
Je raconterai à mes enfants que je suis allé voir la cabane qu’ils ont construits avec leurs copains. Et elle est relativement en bon état. On viendra dès que possible s’amuser dans la forêt et améliorer cette cabane.
Beaucoup de monde attendent la planification écologique promise par le gouvernement. Moi, je ne l’attends pas car ce sera forcément décevant. Le système capitaliste ne peut pas se changer de lui-même. On ne demande pas au bucheron de scier la branche sur laquelle il s’est assis. Emmanuel Macron prépare le terrain d’une planification écologique au rabais : il y a quelques jours, il disait que de nombreux pays ne faisaient pas assez d’efforts pour sortir de la consommation du charbon (c'est la faute aux autres).
Que contiendra cette planification ? Toujours plus de méga-infrastructures, elles-mêmes sensibles au changement climatique : encore plus de centrales nucléaires, plus d’éoliennes, plus de champs de panneaux photovoltaïques, plus de méga-bassines, etc., des subventions colossaux pour l’avion-vert, pour la voiture-verte, pour le camion-vert d'Amazon, pour l’industrie agricole et intensive verte et pour la souris verte qui courrait dans l’herbe. Rien sur la limitation à 110 km/h sur autoroute (qui parait pourtant être une mesure modeste et indolore), rien sur la diminution de production et consommation de viandes (99% des animaux sur cette planète sont des animaux d'élevage), rien pour une planification sobre et décoloniale.
Je mesure le privilège que j’ai, d’avoir une petite forêt à côté de chez moi, accessible à pied. J’ai impression de vivre une aventure loin. Dépaysement garanti. J’ai emmené avec moi 2 gourdes d’eau, 3 petites tomates (que j’appelle les gourdes naturelles tant elles sont gorgées d’eau), du « chanklish » un fromage syrien que ma maman a fait, 3 figues mûres du jardin, Une écologie décoloniale de Malcom Ferdinand, un numéro de Socialter (Manuel d’autodéfense intellectuelle), un bloc-notes, un crayon, une gomme et me voilà parti pour plusieurs heures, seul avec moi-même.
En 2018, je me suis retrouvé comme dans Matrix à choisir entre la pilule bleue et la pilule rouge. En réalité je n’ai pas choisi. Je me suis réveillé. Le réveil fut brutal en découvrant l’état du monde, la relation systémique entre tous les problèmes actuels et à venir, pourquoi notre mode de vie est insoutenable, comment on dépend largement du néocolonialisme : si on vit bien sur cette terre, c’est au détriment d’autres personnes parfois situées à l’autre bout du monde. Je souhaite ce réveil à tous. Même si c’est brutal, au moins on est maintenant conscient de toute la richesse qui nous entoure et la vraie richesse c’est d’abord la Vie, avec un V majuscule. C’est aussi prendre conscience des menaces qui pèsent sur elle à cause des activités humaines, principalement des plus riches (contrairement à ce que l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, veut bien nous faire croire au sujet de la démographie en Afrique et en Asie).
J’ai découvert un nouveau passage, certes compliqué avec les ronces et la descente à pic. Mais cela me plait finalement de sortir des sentiers balisés. Pour le goûter, je picore des mûres "sauvages". A très bientôt, forêt.